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— À part rester derrière à imaginer le pire, que pouvons-nous faire ? demanda Neboua en passant ses doigts dans ses boucles indisciplinées, ce qui eut pour effet de les ébouriffer encore plus.
Le regard de Bak se perdait vers le bout de la me. Mais il voyait à peine les groupes de bâtiments qui la bordaient, leurs murs éclatant de blancheur sous le soleil en ce début d’après-midi, et la haute porte à tourelles qui l’enjambait. Pas plus qu’il ne remarquait les quatre jolies jeunes femmes qui bavardaient au coin d’une ruelle.
— Amonked me fait penser à mon père. Si seulement il pouvait être aussi franc et intègre ! répondit-il enfin, en ramassant une cruche de bière sur un monceau de sable, devant la porte scellée d’un entrepôt.
— Moi qui te prenais pour un homme de bon sens, et non pour un rêveur, grogna Neboua.
Ils s’écartèrent afin de laisser passer une oie brune suivie de sept oisons duveteux, puis continuèrent jusqu’au poste de garde, dont l’arrière, inoccupé, avait grand besoin de réparations. Neboua sur les talons, Bak entra et s’arrêta aussitôt, frappé par le silence. Pour la première fois depuis que la police medjai occupait l’édifice, le roulement des osselets s’était tu. Au lieu d’être assis par terre, absorbées dans un jeu qui se poursuivait jour et nuit, les deux sentinelles se tenaient au garde-à-vous de chaque côté de la porte du fond, donnant sur les dortoirs et la prison. Décidément, ce n’était pas normal.
L’un des gardes fit un pas rapide en avant.
— Lieutenant Bak…
Il regarda par-dessus l’épaule de son supérieur et se figea. Une voix sèche résonna derrière :
— J’ai surpris ces deux-là à fainéanter, lieutenant. Ils jouaient à un jeu de hasard.
Bak fit volte-face. Sur le seuil de la pièce dont il avait fait son bureau se tenait un homme d’une trentaine d’années, au teint hâlé. Massif, de taille moyenne, il arborait un superbe collier de perles multicolores, des bracelets aux poignets, aux bras et aux chevilles. Une dague dans sa gaine pendait à sa ceinture et il portait le bâton de commandement d’un officier. Un étranger à Bouhen. Le conseiller militaire, sans l’ombre d’un doute.
— Je les ai dûment semoncés, mais, puisqu’ils dépendent de ton autorité, le choix d’une punition t’appartient. À ta place, je ne les ménagerais pas. Ils sont une honte pour l’armée.
Ces paroles et ce ton impérieux étaient un affront envers Bak, qui, seul, avait le droit de réprimander ses Medjai.
— Qui es-tu, au juste ?
Il franchit le seuil en bousculant l’officier pour reprendre possession de son bureau. Un autre inconnu se trouvait à l’intérieur – un gradé lui aussi, d’après son apparence.
Le premier fixa Bak avec hauteur.
— Lieutenant Horhotep. Expert militaire d’Amonked, inspecteur des forteresses de Ouaouat.
Neboua appuya son épaule contre l’embrasure, barrant la sortie, et examina le conseiller comme il l’aurait fait d’une bestiole intéressante, mais assez répugnante, sur une rive bourbeuse. Selon son habitude, il ne portait pas son bâton de commandement. Sauf s’il se souvenait de l’avoir vu au côté de Thouti sur le quai, Horhotep ne pouvait savoir que Neboua était un officier supérieur.
— Et toi ? demanda Bak au second inconnu.
— Lieutenant Merymosé, répondit le grand jeune homme dégingandé, en rougissant. Je commande l’escorte de l’inspecteur en amont.
Il avait un visage allongé, un nez et des oreilles saillantes. Bak doutait qu’il eût plus de dix-huit ans.
Jetant la cruche vide dans une corbeille de détritus, il se frotta les mains pour se débarrasser du sable. Comme toujours, son bureau était encombré d’objets laissés là provisoirement, puis oubliés, par ses hommes et Hori. Des instruments d’écriture et un papyrus déroulé s’étalaient sur le banc de brique crue, tout au fond. Des armes, des boucliers et des protections en cuir étaient empilés le long d’un mur, sur le côté. Un sarcophage blanc, de forme humaine, se dressait dans un coin. Un panier presque rempli de rouleaux était abandonné par terre, entre deux trépieds. Le riche arôme du cumin provenait d’un petit sac confisqué à un prétendu médecin.
— Qu’est-ce qui me vaut cette visite ? voulut savoir Bak.
Merymosé s’apprêtait à répondre, mais Horhotep éleva la voix sans tenir compte de lui.
— Je sais parfaitement, lieutenant, qu’Amonked t’a permis de poster tes Medjai autour de la maison où nous serons logés. L’offre est bien intentionnée, cependant leur présence est superflue.
Son ton glacial et sa suffisance méritaient une correction, et la lueur menaçante dans les yeux de Neboua indiquait que, comme Bak, il brûlait d’envie de la lui infliger. Malheureusement, ce n’était ni l’heure ni le lieu.
Bak attira un tabouret et y posa le pied d’un air indifférent.
— Mes hommes ne sont pas là pour vous protéger, mais pour faire comprendre aux gens de cette cité que notre commandant tient à ce qu’on vous respecte.
— Au cas où cela t’aurait échappé, lieutenant, intervint Neboua d’un ton narquois, ton précieux groupe et toi n’êtes pas précisément les bienvenus à Bouhen.
— Les gardes que je commande n’ont jamais livré bataille, intervint le lieutenant Merymosé, mais ce sont des hommes courageux, entraînés spécialement pour servir sur les domaines royaux. Cet honneur exceptionnel devrait démontrer leur valeur aux plus exigeants.
Horhotep coupa son jeune compagnon avec irritation.
— Le commandant Thouti tient peut-être les rênes dans cette garnison oubliée des dieux, mais notre autorité nous vient d’Hatchepsout elle-même.
— Thouti est ici, souligna Bak. La reine réside au loin. Le temps qu’elle envoie une expédition punitive contre vos agresseurs, vos corps momifiés attendraient d’être inhumés dans la capitale.
Horhotep le foudroya du regard.
— Vous autres, du plus humble subalterne à l’officier le plus gradé, vous êtes ici depuis bien trop longtemps. Vous vous êtes installés, formant votre propre petit royaume coupé de toute autorité, sauf lorsque l’obéissance sert votre intérêt.
Il tourna les talons et se dirigea vers la porte. Neboua, furibond, s’écarta pour le laisser passer. Les joues cramoisies, le lieutenant Merymosé s’enfuit derrière lui. Bak poussa un sifflement.
— En voilà un qui a déjà formé son opinion. Cela ne présage rien de bon pour les habitants du Ventre de Pierres.
Neboua cracha avec mépris dans un bac de sable, près de la porte de la rue.
— Il serait prêt à n’importe quelle compromission pour obtenir un sourire de la reine. Et une importante promotion.
— Comme tu le vois, mon ami, un homme posté ici peut surveiller la rue entière, de la porte du port au mur occidental.
Imsiba se tourna un peu pour scruter l’allée perpendiculaire. Beaucoup plus étroite que la rue, elle passait entre l’édifice à un étage sur lequel il se trouvait avec Bak et le bâtiment de plain-pied où le groupe d’Amonked avait élu domicile.
— Par ici, il peut également observer la citadelle sur toute sa largeur, du nord au sud.
— Et aussi les toits d’en face, dit Bak en contemplant les terrasses enduites de plâtre blanc qui couvraient le réseau d’habitations. Parfait !
— J’ai placé deux hommes au-dessus des appartements d’Amonked, et deux autres patrouilleront les alentours. Deux équipes de cinq, l’une de jour et l’autre de nuit, me semblent amplement suffisantes.
— Combien de gens dans les demeures voisines ?
— Quatre officiers, leur famille et leurs serviteurs. J’ai pensé à les faire partir, mais pour trois jours ? Non.
— Tu as pris de bonnes décisions, Imsiba.
Bak et le sergent traversèrent la terrasse blanche jusqu’à une courette par laquelle la lumière inondait l’édifice, puis descendirent l’escalier intérieur.
— Les gardes d’Amonked ont établi leurs quartiers ici ?
— Dans les anciennes réserves du premier étage, répondit le grand Medjai, amusé. C’était loin de plaire à Roï, leur sergent, mais quand je lui ai exposé les autres possibilités – des tentes dans la ville basse ou leur barge –, il a accepté.
— Aurait-il préféré les baraquements est, au risque de voir le plafond s’écrouler sur eux ?
Cette idée donnait de sérieuses causes d’inquiétude. Plusieurs générations s’étaient succédé depuis que le roi-guerrier Nebpehtirê Ahmosé[7] avait marché victorieusement sur les armées de Kouch pour reconquérir Ouaouat. Au fil des ans, la plupart des anciens bâtiments avaient été restaurés et les maisons réoccupées par les familles des officiers, des scribes en chef et des marchands ; les baraquements et les greniers répondaient à leur destination première, ou à de multiples autres usages. Les troupes étant réduites et la hâte ne s’imposant en rien, certains – tels ceux situés à l’est – étaient restés en l’état. Bak espérait qu’Amonked y verrait une perspective prometteuse, et non un signe de négligence.
Le lion de Noferi traversa la cour et s’étendit sur une natte en feuilles de palme devant la chambre de sa maîtresse. Un parfum entêtant se répandait par une porte, à l’arrière, et rivalisait avec les relents de bière de la salle principale. Les osselets roulèrent sur le sol. Un cri de triomphe fut noyé sous un torrent d’imprécations. Si grandes que soient l’inquiétude ou la peine des gens de Bouhen, seule une catastrophe pouvait refréner leur goût pour les paris. Une brise fraîche faisait crépiter la torche, et le froid s’insinuait sous la tunique de lin que Bak avait revêtue quand Rê avait emporté la chaleur du jour dans le monde souterrain. Assise sur sa chaise, un châle à franges jeté sur ses épaules, Noferi surveillait les joueurs. Bak tendit une nouvelle cruche de bière à l’homme bien bâti, à la peau foncée, qui occupait un tabouret en face de Noferi, puis lui-même prit place sur le banc contre le mur.
— Je ne t’ai pas vu parmi les princes qui ont accueilli Amonked. Tu es pourtant un ambassadeur de la maison royale.
Un large sourire aux lèvres, son interlocuteur, qui se nommait Baket-Amon, leva sa cruche. Son corps oint d’huile luisait sous la lumière de la torche, de même que le pendentif en or, représentant Amon à tête de bélier, accroché à une lourde chaîne autour de son cou.
— Que Dedoun t’accorde une longue vie heureuse et de nombreux fils, toi que je me réjouis d’appeler mon ami.
Dedoun, le principal dieu du pays de Kouch, était vénéré par beaucoup d’habitants du Ventre de Pierres. Bak soupçonnait qu’Amon avait la place d’honneur dans le cœur de Baket-Amon lorsque celui-ci côtoyait les gens de Kemet, mais que le dieu local reprenait ses droits lorsqu’il résidait parmi son peuple, à Ouaouat. Le policier leva sa cruche en réponse. Il ne pourrait jamais être l’intime du prince – leurs chemins étaient trop différents –, mais compter au nombre de ses amis lui semblait plus que satisfaisant.
— On m’a dit qu’une importante délégation l’a accueilli sur le quai, dit Noferi, fronçant des sourcils réprobateurs. C’est beaucoup d’honneur envers quelqu’un qui vient violer le Ventre de Pierres.
Comme Bak s’y attendait, la nouvelle volait sur les ailes de la rumeur ; noircissant des perspectives déjà sombres, on évoquait l’abandon total de la frontière par Kemet. Seul un prompt retour de l’inspecteur à Ouaset mettrait un terme à ces conjectures.
— Prince Baket-Amon…
Une jolie jeune femme, dont la longue tresse tombait jusqu’aux reins, s’agenouilla à ses pieds et lui présenta une coupe de dattes au goût de miel. Autour de ses hanches, une chaîne de bronze ornée de breloques tintait à chacun de ses mouvements.
Le visiteur prit une datte et la dégusta, les yeux clos.
— Mon navire s’est échoué sur un banc de sable au sud d’Abou, puis la proue a été éventrée par un arbre charrié par le courant. Le temps que mon équipage la répare, nous étions loin derrière la flottille.
— Dommage que tu ne l’aies pas rattrapé, remarqua Bak. Vous avez grandi l’un et l’autre au palais. Il t’écouterait peut-être.
— Imagines-tu que nous étions camarades de jeu ? s’esclaffa Baket-Amon. Je n’étais qu’un prince otage parmi tant d’autres. Le fils d’un petit roi sans armée redoutable, et aux tributs modestes. Le sang d’Amonked coulait dans des veines royales ; il jouait avec la fille chérie du souverain le plus puissant du monde. Je doute qu’il ait remarqué mon existence avant que je ne retourne à Ouaset, à l’âge d’homme, pour représenter mon peuple auprès de la maison royale.
Pendant qu’il caressait le dos soyeux de la fille assise devant lui, une jeune femme aux boucles rousses pénétra dans la cour. Elle arborait une ceinture similaire à celle de sa compagne et portait un luth. Elle s’approcha du prince par-derrière, déposa un baiser sous son oreille et se laissa tomber près de sa jambe droite. Baket-Amon plaça une datte entre ses lèvres, se pencha et embrassa la musicienne, faisant passer le fruit sucré dans sa bouche.
— Tu sais ce qui amène Amonked, grommela Noferi.
— Bien entendu. Tout ce qui peut affecter les terres et les villages dont je suis responsable revêt de l’importance, à mes yeux. Crois-moi, j’en veux terriblement à celle qui l’envoie ici. Mon bien-être et celui de mon peuple dépendent du maintien de l’armée dans le Ventre de Pierres.
— Plaideras-tu notre cause devant lui ? s’enquit Bak, se frottant les bras pour tenter de se réchauffer. Le commandant Thouti ne peut plus rien. Il est trop ulcéré pour user de patience et d’astuce. Mais quelques mots de toi, qu’Amonked connaît et respecte, pourraient le convaincre d’une réalité qui risque de lui échapper.
L’expression de Baket-Amon s’altéra d’une manière indéfinissable. Ce n’était pas réellement perceptible, mais cela tenait plutôt à une certaine crispation, à son sourire un peu moins radieux.
— Je crains que non. Amonked et moi…
Il remarqua soudain la porte du fond, où deux jeunes femmes nues, enlacées en une pose aguichante, lui faisaient signe. Il se leva comme si on venait de le sauver d’un hippopotame chargeant sur lui.
— Sincèrement, j’aurais souhaité être en mesure de vous aider, dans mon intérêt autant que dans le vôtre. Mais je ne peux, je ne veux pas m’agenouiller devant lui, le front dans la poussière.
Il quitta précipitamment la cour. Les femmes assises par terre échangèrent un regard surpris, puis se hâtèrent de le suivre.
— Quel entêté ! Ne peut-il donc ravaler sa fierté ? s’irrita Bak. Ce serait pourtant plus raisonnable d’exposer les faits à un homme qu’il connaît, au lieu de tourner le dos à ses alliés et à son peuple !
— Il est imprévisible, Bak, tu le sais bien, dit Noferi en lui tendant une nouvelle cruche de bière. Peut-être parlera-t-il à Amonked. Il peut encore réfléchir et comprendre qu’il le faut.
— J’implorerai Amon et l’Horus de Bouhen à cet effet avant de me coucher.
Il allongea ses jambes, croisa les chevilles et contempla la porte par laquelle le prince s’était éclipsé.
— Je n’ai jamais vu tes filles apprécier autant un client. Sa séduction ne réside pas dans son noble rang, car les autres princes qui fréquentent ton établissement n’ont pas droit à tant d’égards.
Elle eut un sourire en coin.
— Je n’ai jamais vu mes filles te repousser, lorsque tu as jugé bon de coucher avec elles.
— Elles ne me sautent pas toutes au cou, comme avec lui, répondit Bak, qui sourit avant d’ajouter : Par bonheur !
Elle éclata de rire, mais recouvra son sérieux lorsque les accents mélodieux d’une harpe, d’un luth et d’un hautbois résonnèrent au fond de la maison.
— Elles disent que c’est un magnifique amant, jamais brutal, contrairement à certains.
Bak l’entendit à peine. Il ressassait le refus du prince d’intervenir auprès d’Amonked. Quelque chose s’était passé entre eux. Un incident déplaisant, sans doute aucun. Cependant, comment Baket-Amon pouvait-il, par fierté, compromettre l’avenir de tous ceux – hommes, femmes et enfants – qui peuplaient le Ventre de Pierres ?